Une brève autobiographie du réalisateur syrien Omar Amiralay auquel nous rendons hommage dans cette 10ème édition, à découvrir
« D’origine ottomane, je suis un mélange de nations : circassien, géorgien, turc et arabe.
Je suis né à Damas en 1944, à un jet de pierre du mausolée de Mohieddine Ibn Arabi, le cheikh suprême des mystiques, embaumé par sa spiritualité, béni par son cosmopolitisme. Depuis le jour où je suis devenu cinéaste, je me suis promis de sacrifier deux moutons à son âme immaculée à chaque fois que le ciel me faisait don d’un nouveau film. Maintenant, j’en suis à mon vingtième, en trente-cinq ans de carrière dans le cinéma. Mon enfance, par la suite, je l’ai vécue dans le quartier de Chaalan, à quelques pas du siège historique du Baas , le parti au pouvoir, transformé depuis en boutique de prêt-a-porter. C’était une modeste maison arabe, dans laquelle l’élément le plus imposant était ces larges fenêtres donnant sur la rue, pleine de vacarme, de mouvement et de passants. À travers ces fenêtres, derrière lesquelles mon frère aîné me postait comme un crucifié pour me changer les idées et éviter que je lui demande encore où était ma mère, qui travaillait.
J’ai grandi dans la curiosité, dans l’amour de l’observation, dans la manie de disséquer les gens et les choses, de relever les petits détails de la vie quotidienne de notre quartier, de nos voisins. Et particulièrement celle du propriétaire de la pharmacie d’en face nommée «Coup d’Etat», qui finit terrassé par la stabilité́ et la tranquillité du pays, après le «mouvement rectificatif» initié par le défunt Hafez el-Assad. Ce fut une enfance douillette par excellence, occupée à observer les autres, à les épier, à ne s’intéresser qu’à leurs histoires, contredisant le stupide proverbe de chez nous qui prétend que quiconque surveille les autres crève de soucis. Mon père, l’honnête policier qui perdit la vie sur la route de Douma en 1950 alors qu’il poursuivait le célèbre trafiquant borgne «Lawrence de Chaalan», n’a rien voulu me transmettre en héritage — Dieu ait son âme — sinon son sifflet de service ; et puis aussi une autre chose, dont je suis aujourd’hui plus fier : son mépris pour le pouvoir et ses représentants, politiques, militaires et hommes de religion, les professionnels des «fais-ci, ne fais pas ça», tous ceux qui prétendent décider du sort du pays et de ses habitants.
A ce propos, je vis actuellement dans un pays dont il me peine de devoir dire qu’il va à sa propre perte, après avoir été trahi par ses gouvernants, largué par ses habitants les plus sensés, et surtout abandonné par ses penseurs, ses intellectuels et ses artistes. Un pays qui vit depuis plus d’un demi-siècle en conflit avec Israël, un pays passé la première partie de ce demi-siècle dans un état de trouble politique permanent, se demandant quand cesserait la lutte pour le pouvoir afin de se consacrer sérieusement au conflit avec Israël, et la seconde moitié dans une stabilité politique, se demandant quand se terminerait enfin le conflit avec Israël pour pouvoir parvenir à un État juste et démocratique. C’est une situation dont je pense avoir pâti. Avec beaucoup d’autres. Elle nous a dictés des choix, dans l’art, comme dans la vie, que nous ne nous étions jamais souhaités pour nous-mêmes.
Un de ces choix a été mon engagement, depuis mes débuts dans le cinéma, dans le film documentaire. Un genre que j’ai transformé en une approche des gens, une interprétation du réel, et une conviction intime que le cinéma peut traiter directement avec la vie, avec ses histoires et ses héros de tous les jours de manière beaucoup plus riche et plus inventive que ce qu’un simple passant comme moi serait capable d’imaginer ou de créer à partir de rien. Même si dans tous mes films, je tiens toujours à établir un dialogue subjectif et complice avec la vie, avec les gens ; pour susciter des questions, pour faire naître le doute, pour garder une trace dans l’histoire de personnes, d’événements, de bouleversements qui ont peut-être été effacés des mémoires, ou que le temps a rejetés.
Un autre aspect de mon travail cinématographique qui traduit une de mes angoisses majeures, c’est la recherche de la vérité, une vérité dont l’un des piliers, à mon avis, est le doute. Une forme de suspicion que je considère comme une vertu, et non comme un péché, alors que, selon la formule attribuée au Coran ,« tenir en suspicion est presque un péché », comme le veulent ceux qui s’en remettent aux vérités révélées et aux Livres Saints. Car toute vérité́ à mon sens, est douteuse, ambiguë̈, relative, tant que la conscience humaine et l’Histoire ne l’aura pas soumise à une interrogation, à la loi du questionnement.
C’est peut-être cela qui explique cette oscillation dans mes films entre le documentaire et la fiction, que j’attribue à une tendance enracinée en moi à me frotter au doute, à chatouiller l’ambiguïté́. En deux mots, mon cinéma pourrait être résumé à cela : chatouiller la vie. Se laisser emporter par elle vers des lieux où l’être humain ne cesse de me surprendre, de m’émerveiller par son mystère et sa complexité́. Un album de photos, d’émotions, de témoignages qui recèlent une amertume dissimulée par l’orgueil, une audace que je ne marchande jamais.
L’ironie, chez moi, est un moyen de noyer le désespoir en s’obstinant, en le prenant de haut, en se prétendant au-dessus des blessures, en démentant ce sentiment d’impuissance, en refusant de se laisser aller à la douleur, en se rebellant contre elle. En d’autres termes, l’ironie est l’expression d’un dépit personnel devant l’absurde de la vie, devant son injustice, et devant le rôle joué par l’homme, qui ne cesse de la rendre plus absurde et plus injuste encore.
Pour résumer, je dois avouer que sans le cinéma, je ne me serais jamais aventuré dans la boue de nos existences ; je n’aurais pas connu les humains, je ne les aurais pas aimés. Je n’aurais pas découvert cette évidence : je suis un élément constitutif de la vie(!!), et non le contraire. Je n’aurais, sans doute, pas pu apprivoiser ma nature nihiliste, ma susceptibilité et mon impulsivité si je n’avais pas découvert la voie du cinéma. Sans cela, le grand miroir de soi, de l’ego, ne se serait jamais brisé. Et enfin, sans le cinéma, je ne me serais pas laissé, toutes ces années, abuser par ses illusions, par son incapacité à changer quoi que ce soit en nous ou dans la vie qui nous entoure. »
Omar Amiralay
Catalogue du Cinéma du Réel – Mars 2006 –